Réveil à la bourre. Pour la troisième matinée d'affilée. C'est un mauvais quadrimestre niveau horaires, un très mauvais quadrimestre. Ethen le maudit depuis la minute où il l'a reçu. Devoir se réveiller tous les matins à des heures impossibles pour ne pas rater ses cours de début de matinée, ça lui tape clairement sur le système. Certes, il finit toujours ses journées de cours relativement tôt (et heureusement, d'ailleurs), mais là, ça commence à être trop.
Depuis janvier, les jours de cours, il a peut-être eu le temps de prendre trois ou quatre petit-déjeûners corrects, cinq, tout au plus. Le reste du temps, il doit se contenter d'un biscuit grignoté en vitesse avant de monter en voiture, ou tout simplement jeûner, mesure d'austérité dont il se passerait bien, sachant qu'il n'est déjà pas le type le plus baraqué de Crystal Cove. On peut pas être beau, intelligent, et être champion de bras de fer en même temps. C'est maximum deux par personne. Il a déjà de la chance, Ethen. Y'en a qui n'ont rien du tout.
Il n'y peut rien, le pauvre, si son réveil ne sonne jamais assez fort, ou toujours trop tôt, quand il n'est pas encore prêt à se lever. Du coup, leurs matins à tous les deux sont plutôt conflictuels. Surtout ceux d'Ethen. Parce qu'au final, le réveil, il ne doit pas absolument arriver à l'heure à ses cours de géométrie différentielle du mercredi matin.
« Allez, démarre, chérie » il susurre tendrement à sa voiture en caressant le cuir de son volant du bout des doigts. Elle aussi est plutôt contrariante, elle a tendance à prendre son temps pour se décider à démarrer, encore plus quand justement, du temps, Ethen n'en a pas. Alors il s'énerve, juste un peu, histoire de pas trop la vexer, et il lui tapote le tableau de bord pour l'encourager.
Le moteur crachote un peu mais finit enfin par se mettre en route. Ethen jette un coup d'oeil rapide à sa montre, et il manque de tomber à la renverse et se rendant compte qu'il ne lui reste plus que douze minutes pour affronter les embouteillages, trouver une place de parking et traverser tout le campus en cinquième vitesse. Alors il pousse sur le champignon, un peu trop peut-être, il zigzague entre les voitures, dépasse par la gauche, par la droite, accélère, freine pour ne pas passer sur le corps de la petite fille qui traverse la route, brûle ses pneus et se fait insulter par un type chauve en costard à carreaux bleu et cravate lignée marron. « Mais où est la fashion police ? » Ethen lui crie en passant sa tête par la fenêtre. Il ne sait pas où ce gars va, mais en tous cas, si c'est à un entretien d'embauche pour un poste de clown, il devrait avoir toutes ses chances.
Arrivé à l'entrée du campus, comme par miracle, il tombe directement sur une place de stationnement tout juste assez grande pour accueillir sa royale bagnole pour la journée. Pas la peine de chercher plus loin, il ne lui reste que quatre minutes, et il faut bien plus que ça pour faire le tour complet du parking en évitant de faucher les autres étudiants pressés.
Et puis il court. Il ne peut plus se permettre de rater ne serait-ce qu'un cous de géométrie. Presque deux semaines qu'il les boycotte tous, et il commence à prendre un sacré retard. Surtout que son professeur trouve très drôle de s'enfermer dans l'amphithéâtre une fois le cours commencé pour (officiellement) ne pas être dérangé, et (officieusement) s'assurer que tous les éventuels retardataires se retrouvent bien emmerdés, à couiner devant une porte fermée.
« Cours reporté à demain, même heure. Soyez ponctuels. » Il n'arrive tellement pas à y croire qu'il est obligé de lire l'annonce à voix haute pour se convaincre qu'il ne rêve pas. « Fais chier. » Il a envie de donner un bon coup de pied dans la porte mais ce ne serait pas digne de son éternel calme olympien. Alors il tourne les talons en ruminant sa frustration. Si c'est comme ça, il va aller vider les réserves hebdomadaires de croissants et de café de la cafétéria du campus.
Assise à une table, il y a la blonde qu'il croise parfois chez son psy. Elle a pas dix-huit ans, peut-être même pas encore dix-sept, et elle est déjà là à se faire chier à l'université. Sans aucun doute, elle fait partie du super cercle hyper fermé des "gros cerveaux" (c'est comme ça qu'on l'appelait en primaire, mais il a toujours trouvé ça profondément ridicule). Quelle chance, ça leur fait un point commun, et un super sujet de conversation
Sans trop se poser de questions, il va s'installer à sa table, s'assied sur la chaise en face d'elle, et dépose son cappuccino et ses viennoiseries devant lui. « Y'avait quoi de si horrible au lycée pour que tu t'en enfuies à peine sortie de ton berceau ? » Allez, elle a quoi, quinze ans, seize peut-être ? Elle doit bien être la seule sur le campus. « Surtout pour venir te condamner à passer cinq ans de ta vie à traîner dans cet asile pour dégénérés » il continue en balayant la salle du regard, son nez caché derrière son gobelet de café qu'il tient serré entre ses lèvres. Il a toujours vu l'université comme une sorte de repaire de fous. C'est peut-être dû au psychopathe qui s'enferme pour donner cours au risque d'y rester s'il foutait le feu à son amphithéâtre, ou au type qui est toujours assis au même endroit dans la cafétéria, le regard perdu dans le vague et que personne ne semble jamais avoir vu se lever.
Puis il reporte son attention sur la blondinette en reposant son gobelet sur la table. Il espère quand même qu'elle va le reconnaître. Sinon, il aurait l'air bien con.

C'est souvent que Cora vient longtemps avant le début des cours, pour plonger le nez dans ses livres. Non, elle n'est pas comme ces intellos, ces têtes d'ampoules qui pensent qu'ils faut qu'ils étudient encore plus parce que olala, ils auront peut-être une mauvaise note. Cora sait qu'elle aura toujours une bonne note, même en ne travaillant pas. Elle vient plus tôt pour fuir la maisonnée Sandford où c'est un bordel monstrueux, où elle croise toujours Andreas ou Maël, deux de ses trois frères. Des trois, JJ est le seul avec lequel elle entretient de bonnes relations. Cora en a après Maël, pour son abandon. Elle en a après Andreas qui est en train de foutre son avenir en l'air avec de la poudre, de l'alcool et des fêtes. Installée à une table, Cora planche sur un devoir de littérature à rendre pour dans plusieurs semaines quand elle sent quelqu'un se glisser à ses côtés. Elle lève le nez de son livre pour voir un jeune homme qu'elle connaît, de vue. Il est fin, un air jeunot et vif. Cora fronce des sourcils avant de se souvenir qu'elle l'a déjà croisé chez le psychologue qu'elle consulte régulièrement depuis que son intelligence supérieure a été révélée. Parce qu'elle est rejeté, moquée, humiliée, souvent seule. «  Y'avait quoi de si horrible au lycée pour que tu t'en enfuies à peine sortie de ton berceau ? », demande le jeune homme dont elle ne parvient pas à se souvenir du prénom. « Des cons », répond la blonde en glissant son marque-page entre les feuilles de son livre. « Cet asile pour dégénérés peut m'offrir un avenir et aider ma famille », répond Cora. C'est pour ça qu'elle est à l'université : pour gagner des sous et aider le clan Sandford à se sortir de la merde dans laquelle ils sont jusqu'au cou. Cora essaie de se souvenir du prénom de l'inconnu et ça vient, avec une petite erreur. « Ethan » glisse-t-elle d'une petite voix en l'observant. « Pourquoi t'es là, du coup, si tu trouves que c'est un endroit pour les cinglés ? Généralement, on fuit les lieux où les gens qu'on n'aiment pas viennent, c'est de la pure logique ».

Elle lui répond sans avoir l'air d'y réfléchir ne serait-ce qu'une fraction de seconde, comme si on lui avait déjà posé la question un millier de fois. Ca le fait sourire, et alors qu'il entame son premier petit pain au chocolat avec avidité, elle glisse son marque-page là où elle s'est arrêtée dans sa lecture -enfin, là où Ethen l'a arrêtée, plutôt. « Oh t'inquiètes, y'a son cota de cons ici aussi » il commence à répondre avant de se rendre compte qu'il a encore la bouche pleine. Super classe, Ethen, vraiment. « Pardon. Ils ont juste l'impression d'être plus matures qu'au lycée » il continue sur sa lancée après s'être excusé pour son manque de tenue en portant sa main à sa bouche. C'est juste qu'il a tellement faim. Si démarrer la journée avec un verre d'eau et une demi-tasse de café tiède n'est vraiment pas humain, se consoler avec des viennoiseries a un petit goût de paradis, et il est incapable de masquer son contentement.
Donc elle est à l'université pour s'assurer un avenir et, autant faire d'une pierre deux coups, vu que l'un va souvent avec l'autre, se faire assez d'argent pour venir en aide à sa famille. Ca se tient. C'est même assez cohérent. En supposant qu'elle ait, allez, seize ans, et qu'elle soit en première (qu'elle soit dans une classe supérieure l'étonnerait quand même assez), elle finirait ses études à vingt ans, âge auquel la plupart des cons de son lycée auquel elle faisait allusion seraient à peine en train de se rendre compte de ce qu'est l'université, enfin, pour les plus motivés d'entre eux. Une jolie revanche sur la connerie.
« Ethen. Avec un e. » il la corrige, un sourire au coin des lèvres, en enfouissant une nouvelle fois son nez dans son café, qui refroidit bien trop vite à son goût. Il ne peut pas vraiment lui en vouloir de se tromper, déjà qu'il doit être le seul "Ethen avec un e" a avoir jamais foulé la surface de la terre, et que, surtout, lui n'a strictement aucune idée du prénom de la demoiselle. « Je suis moins doué pour retenir les prénoms », ça a toujours été un problème pour lui, tellement que des fois, il a peur d'oublier jusqu'à celui de son meilleur ami.
Elle soulève très justement la question du pourquoi être ici, s'il trouve que les gens y sont cinglés, invoquant la logique qui lui dicterait plutôt de fuir les lieux où ceux qu'il n'apprécie pas viennent. Il rit dans son gobelet avant de le reposer sur la table et de mordre un coup de plus dans son pain au chocolat, attendant cette fois-ci d'avoir entièrement avalé sa bouchée pour lui répondre. « Pour m'offrir un avenir, pardi » qu'il lui dit, en reprenant partiellement sa réplique à elle. Il la change juste un peu, parce qu'il considère que l'université ne lui offre rien du tout, et que son avenir, c'est lui-même qui le construit. Il supprime aussi la partie "aider ma famille", parce que ses parents savent bien s'aider tout seuls. « Ou peut-être bien parce que je suis cinglé aussi. Ou masochiste. »

Cora observe Ethen dévorer sa viennoiserie comme un sagouin, des miettes tombant sur son menton et autour de ses lèvres fines. Il ne te rassure pas en lui disant qu'il y a aussi des cons à l'université. Cora n'est pas là depuis suffisamment longtemps pour pleinement s'en apercevoir or, elle a déjà eu une petite idée. On la dévisage beaucoup parce qu'elle est jeune, que ça se voit. On lui demande parfois son âge avant de l'observer curieusement. Seize ans, presque trois ans d'avance. Ouais. Une putain d'encyclopédie vivante, qu'est-ce qu'elle y peut, Cora ? « Ils le sont pas, visiblement », rétorque Cora en observant les autres, autour d'eux, qui discutent pour la plupart avec leurs livres devant eux mais sans y prêter attention. « Ils pensent fête, alcool, filles ou garçons, sexe. », explique-t-elle avant de poursuivre, se rendant compte que ses propos peuvent paraître old-school. « J'veux dire, tu peux t'éclater comme ça et tout, j'ai rien contre, j'suis pas une bonne sœur mais voilà... en plus, c'est statistiquement prouvé que ça les empêchera pas d'avoir un superbe avenir, peut-être meilleur que le mien ». Elle ne se vante pas, elle montre juste que voilà, avec 150 de QI, elle aura peut-être pas une meilleure perspective d'avenir que leurs 150 verres d'alcool en une année de fêtes. Bref. « Je suis moins doué pour retenir les prénoms ». Cora sourit. Ce n'est rien, ce n'est pas comme si ils discutent souvent. Au fond, ils sont des inconnus. Avec un sourire, elle révèle son prénom : « Cora ». Jamais Coralyn, c'est pas pour elle, tellement que même ses frères ne savent pas – elle croit – que c'est son vrai prénom. Ethen parle de la possibilité d'être maso ou cinglé. Elle rit, doucement. « Ou con ? » suggère-t-elle avant de citer : « Masochiste comme le lion », une référence stupide et enfantine à Twilight. « Tu es dans quel cursus ? » lui demande-t-elle.

Il ne fait qu'une bouchée du reste de son petit pain au chocolat alors qu'il l'écoute avec attention parler de leurs congénères étudiants, plus préoccupés par les soirées et les shots de vodka que par leurs études. « Ils ont même du mérite, s'ils réussissent à tout concilier. » Ceux-là se fichent pas mal de passer dans l'année supérieure avec une grande distinction. S'ils peuvent faire la fête pendant que d'autres étudient et tout de même s'en sortir avec un douze de moyenne, c'est tout simplement une raison de plus de faire la fête. Et de se foutre de la gueule de ceux qui accordent de l'importance à obtenir un dix-sept plutôt qu'un seize et demi, et qui travaillent toute l'année pour viser plutôt le dix-huit. « T'as déjà été à une soirée quand même ? » il demande. Normalement, il part du principe que n'importe quel étudiant a déjà été à une fête étudiante. Pour elle, il se pourrait que les choses soient différentes. Et il n'en serait qu'à peine étonné.
L'entendre prononcer son prénom éveille en lui de vagues souvenirs. C'est donc ça. Cora. Il le répète plusieurs fois dans sa tête, comme il le fait à chaque fois qu'il oublie un nom. Si ça lui arrive une fois, passe encore. Mais s'il venait à l'oublier une seconde fois, elle pourrait légitimement penser qu'il n'en a strictement rien à cirer de savoir qui elle est. Ce qui n'est pas spécialement vrai.
« Si j'étais con, ça se saurait déjà » il lui répond avec un sourire au bord des lèvres. Sans vraiment vouloir se vanter, on n'arrive pas là où il est avec une cervelle de poisson rouge. Certes, il n'est pas le seul fou restant dans sa classe, d'autres y arrivent également, évidemment. Mais à ce stade-ci, il ne reste plus que les meilleurs. Dont lui. Pour se récompenser, il s'offre une gorgée de café.
Elle place les mots lion et masochisme dans la même phrase, et Ethen ne comprend pas trop où elle veut en venir. Il y a sans aucun doute une référence qui se cache là-dessous, mais de toute évidence, elle ne lui saute pas aux yeux. « Mais on dirait qu'il reste encore quelques trous dans ma culture. » Il entame sa deuxième viennoiserie, juste après s'être débarrassé d'un revers de main des miettes aux coins de ses lèvres.
Elle lui demande dans quel cursus il est, et il ne peut s'empêcher de jouer sur le cliché qu'il incarne avec une certaine fierté (ou, en tout cas, une résignation bien masquée). « Math. Je pensais que t'aurais deviné à l'absence totale du moindre muscle sur mon corps d'albâtre » il lui dit en abaissant le menton sur son buste. Il a bien quelques abdos vaguement dessinés là-bas plus bas, mais si ça se trouve, c'est simplement la peau qu'il a sur les os. « Et toi ? » Certainement pas mathématiques, comme lui. Sinon, il l'aurait déjà vu traîner dans la partie du campus fréquentée uniquement par les apprentis Pythagore.

lumos maxima

Ethen pose une question qui indispose Cora. « T'as déjà été à une soirée quand même ? ». Elle hausse des épaules avant de secouer la tête de gauche à droite. Y aller est un grand mot. Elle y a assisté contre son gré alors que JJ, Andy ou Maël en organisaient à la maison mais Cora, on ne l'a jamais invité et elle n'y a jamais été. Elle ne sait pas trop ce que c'est vraiment hormis ce qu'elle en lit, en entend parler ou en voit dans certaines vidéos mises en ligne sur des réseaux sociaux. De la débauche, de l'alcool, de la musique, des rires. Elle a seize ans, elle est encore jeune pour vivre tout ça ? Non, c'est souvent la réponse qui lui vient à l'esprit et qui l'inquiète. Cora ne se trouve pas normal et elle a peur de l'exclusion, d'être toute seule, sans amis mais juste avec son avenir à ses côtés. Ethen ne reconnaît pas son allusion. Cora baisse les yeux, un petit sourire mesquin aux lèvres. « Ce n'est pas une référence en soit, tu sais. C'est Twilight. » Elle a eu sa période, elle ne s'en cache pas. « And so the lion fell in love with the lamb. What a stupid lamb ! What a sick, masochistic lion », récite la blonde à mi-voix, honteuse d'avoir cette citation alors que dans les œuvres littéraires qu'elle étudie, il doit y avoir millions de références au masochisme. « Sinon, on peut très bien trouver une citation sur le masochisme dans 50 nuances de Grey », termine-t-elle. Ethen lui révèle sa spécialité, les mathématiques en précisant qu'il a un corps d'albâtre. Cora arque un sourcil. « Tu as la peau blanche comme l'albâtre, oui, mais j'vois pas le rapport avec les maths. ». Franchise quand il y a incompréhension ou manque de précision, telle est sa spécialité. Cora répond à la question posée : « Littérature. ». Elle brandit son ouvrage signé Homère, pour appuyer ses propos.

Donc non. Elle secoue la tête. Jamais aucune soirée pour la jolie Cora. Et en effet, comme pressenti, ça ne le surprend pas vraiment. Mais il n'arrive pas à voir si elle aimerait pouvoir répondre positivement à la même question un jour, ou si, justement, elle préfère se tenir loin des beuveries. Il pourrait essayer de l'emmener un soir, juste pour qu'elle voie, mais de toute façon, elle n'y aurait pas vraiment sa place. Une fille de son âge au milieu de types de minimum vingt ans, ce serait plus la mettre mal à l'aise qu'autre chose, qu'il pense. Une mauvaise idée, en somme. « Et ça te plairait ? » On ne lui a jamais demandé, lui, la première fois. Même pas vraiment invité. Il s'est tout bonnement incrusté, il a u un peu plus que de raison, et il croit se rappeler que c'est cette fois-là que le monde a pu profiter pour la première fois du spectacle qu'il offre quand il danse en étant bourré. Depuis, sans trop vouloir se vanter, il est devenu un incontournable. Enfin, plus ou moins.
Elle lui récite de tête une page entière de Twilight (bon, il exagère un peu), ça parle d'agneau et de lion, et d'un coup, Ethen a l'impression d'avoir raté un épisode. « Qu'est-ce que ça a à faire dans Twilight ça ? Ca parle pas de vampires à la base ? » Bon, il n'a jamais ni vu ni lu l'oeuvre en question, mais de ça, il est quand même sûr à deux-cent pour cent. A moins que Cora ne lui parle pas du Twilight auquel il pense, mais d'un autre ouvrage traitant de la psychologie animale. Ce qui soulève une foule de questions dans l'esprit d'Ethen. Y a-t-il des agneaux dans la savane ? Ne serait-ce pas de la pédophilie si un lion adulte tombait amoureux d'un agneau ? Et surtout: A quoi ressemblerait l'animal qui naîtrait (si c'était biologiquement possible) d'une telle alliance ?
Il secoue la tête comme pour chasser ces débilités de sa caboche puis se reconcentre sur la jeune femme en achevant son café.
« La peau blanche, tant que ça ? » il lui demande en comparant à l'oeil la couleur de son bras et de celui de Cora. Oui, bon, c'est vrai que c'est lui qui l'a dit en premier, mais il ne se doutait pas vraiment qu'elle allait réagir sur cela. Ca le fait rire, parce qu'il n'en connaît pas beaucoup qui lui auraient répondu ça plutôt qu'une vanne sur ses petits bras sans biceps. « Les matheux étudient tellement leurs théorèmes qu'ils n'ont pas le temps de prendre le soleil, je suppose. Ceci dit, les étudiantes en littérature non plus, visiblement » il explique avec un sourire. Il espère qu'elle ne se vexera pas.
Elle lui montre sa brique signée Homère et encore une fois, il ne peut s'empêcher de lui faire la petite blague toute faite et terriblement facile qui, en plus de ne pas être spécialement drôle, pourrait ne pas être comprise par Cora la terre-à-terre. Manquerait plus qu'elle prenne sa remarque au premier degré, et elle le considérerait à vie comme un parfait idiot. « Je savais pas qu'on étudiait les Simpsons en litté. » Bah oui. Homer Simpson. Ha, ha.

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Cora ne sait pas vraiment si elle a envie d'aller à une soirée ou pas. Quand elle voit Andy sortir tout le temps, ça la dépite et la dégoûte de tenter. Maussade, elle hausse des épaules. Elle ne sait pas quoi en penser et de toute façon, la question est réglée : on ne l'invitera jamais. Ethen semble perdu avec Twilight et ça arrache un sourire amusé à Cora. Il se pose des questions, lui aussi, visiblement pour tout et n'importe quoi. Il a le cerveau qui carbure, comme le sien. Cora pense trop, parfois, souvent. Pour tout, tout le temps. Elle n'arrive jamais à mettre sur pause, ça chauffe dans son cerveau. « Je n'sais pas. L'auteur a voulu être poétique, j'crois », explique la blonde avant de poursuivre : « … et j'crois que c'est un peu foiré ». Elle voit le regard d'Ethen aller de la peau de son bras au sien. Elle n'est pas un exemple en matière de peau halée. Elle a un teint de porcelaine, une peau de poupée. Cora est pâle comme un linge. Casper le fantôme ou un cadavre, au choix pour le surnom. Elle l'écoute. « Les matheux étudient tellement leurs théorèmes qu'ils n'ont pas le temps de prendre le soleil, je suppose. Ceci dit, les étudiantes en littérature non plus, visiblement ». Elle ne sait pas s'il parle d'étudiantes exprès pour la désigner ou si sa langue à fourcher. Elle est souvent en bibliothèque, à chaque heure de flottement, en fait. « Tu peux toujours lire au soleil », suggère-t-elle en essayant de se rappeler le bonheur de lire un roman passionnant en sentant les rayons du soleil sur sa peau, réchauffer son corps et son cœur empli de solitude, parfois. Ethen vanne, à en juger par son ton. Elle arque un sourcils. « Je … je ne comprends pas... » confesse-t-elle, peut-être inculte.

Cora évoque le fait que l'auteur dudit Twilight ait pu vouloir se la jouer poète (ou poétesse ?) en tentant la fable du lion et de l'agneau. Heureusement qu'il n'avait rien en bouche à ce moment-là, sinon il se serait sans doute étouffé avec. Enfin, c'est toujours mieux que de tout recracher au visage de son interlocutrice. « Ne naît pas Shakespeare qui veut » il conclut dans un léger haussement d'épaules. Clairement pas.
Ah oui. Il pourrait lire au soleil, en effet. Il imagine la situation un instant mais déchante rapidement. De un, il a toujours chaud. De deux, la terrasse de son appartement est à peine assez grande pour qu'il puisse s'y tenir debout, alors assis sur sa chaise longue avec les doigts de pieds en éventail pour réviser son cours d'analyse fonctionnelle, il peut bien se brosser. Ce serait déjà plus envisageable chez ses parents. Les pieds dans l'eau, au bord de la piscine, pourquoi pas. Mais pas avec le chien. Pas avec sa mère qui viendrait toutes les cinq minutes lui demander si tout va bien, s'il a bien mis de la crème solaire, et lui reprocher d'avoir choisi ce cursus-là plutôt qu'un autre. Sans compter qu'Ethen est incapable d'étudier sans se disperser un peu partout sur son bureau. Des feuilles partout, des gribouillages au-dessus de calculs, d'autres calculs au-dessus d'autres gribouillages, il a déjà difficile à se retrouver quand il dispose de trois mètres carrés (oui, il a un grand bureau) pour s'éparpiller, alors s'il n'a que ses genoux... Ca risque d'être vachement plus compliqué. Encore une fois, il chasse toutes ses pensées de son esprit en mordant dans son deuxième pain au chocolat, secouant la tête négativement. « Non, non ça c'est trop compliqué. » Il ne va pas lui en exposer toutes les raisons, parce que ça prendrait trop de temps, et parce qu'elle s'en contrefiche sans doute complètement.
Ethen voit directement à l'expression de Cora qu'elle n'a pas compris sa blague. Elle a haussé un sourcil, lui a avoué qu'elle ne comprenait pas. Là, elle lui coupe l'herbe sous le pied. Il avait imaginé que la blague ne la ferait pas rire, mais certainement pas qu'elle ne saisirait pas la différence. « Attends, tu connais pas les Simpsons ? » il lui demande, un peu incrédule, en laissant échapper un rire bref. Il s'en veut un peu, parce qu'il ne veut pas se moquer, mais là, c'était hors de son contrôle. Elle fait fort quand même, la Cora. Elle doit savoir à peu près tout sur tout un tas de trucs qui n'intéressent personne, comme lui avec la deuxième guerre mondiale, le big bang ou la théorie du chaos. Mais les Simpson, ça non. « La série télé, avec les personnages jaunes... Le père est gros et con, et il s'appelle Homer. Comme Homère le grec. » Oh, il se sent bête. Il aurait dû lui faire une autre blague, genre "ouah, littérature, sacrée Odyssée !" ou un truc du genre. Ca n'aurait pas été spécialement plus drôle, mais elle l'aurait sans doute compris, au moins.

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Elle le trouve solaire, Ethen. Il est souriant, agréable, poli. Cela change. Cela change de la vulgarité dans laquelle Cora baigne chaque jour, dans la crasse et les jurons. Langage fleuri chez les Sandford. Elle a beau avoir l'allure d'une petite fée, d'une princesse, Cora, il n'en est rien. C'est une boxeuse, elle, une hargneuse et ça, Andy l'a pas cru jusqu'à ce qu'il se prenne un pain, y'a quelques jours. La p'tite Cora, cinquante kilos  tout mouillé, qui fiche une baigne au colosse Andreas. C'est drôle.

Ethen explique que lire tout simplement au soleil est trop compliqué. Ce n'est pas faux. Sa lecture s'accompagne rarement de son seul livre, en réalité. Elle a toujours un carnet et plein de stylo dans ses mains, de couleurs différentes. Présentement, il ne lui reste plus grand chose car les jumeaux ont volés pour colorier leur Spiderman. Ca, elle connaît. Pas comme les Simpsons qu'Ethen lui explique. Elle hoche la tête. Elle voit ce que c'est, une ânerie regardée le samedi soir par l'un de ses frangins. « Ah si, Maël regarde », qu'elle dit, alors qu'il ne sait même pas qui c'est et qu'il s'en balance, concrètement. « Je n'ai jamais regardé. Je ne suis pas trop télé, je préfère... ». Elle désigne son livre du doigt. « Tu vois, quoi ». Elle pose ses mains sur ses cuisses, sagement, comme l'enfant modèle qu'elle s'efforce d'être, peut-être plus que quiconque dans la fratrie parce qu'elle sait bien qu'elle n'a pas le même père que JJ et Jolene, comme Andreas. Ca la rend triste de se dire qu'ils ne sont que ses demis-frères. C'est pas juste. Le demi est en trop parce qu'elle aime sa famille pas à moitié mais pleinement.

En le voyant manger, Cora se souvient qu'elle a un en-cas dans son sac. Elle sort une brique de jus de pomme fantaisiste qu'elle a volé aux jumeaux. Elle plante la paille avec une concentration dingue et glisse tout cela entre ses lèvres pour en tirer une goulée. Elle tend la brique à Ethen. « T'en veux ? », demande-t-elle d'une voix enfantine. On dirait une enfant, avec sa petite robe, son air sage, ses cheveux blonds raides, ses cahiers et stylos. Comme lui. « Cela te dit de faire un tour sur le campus en attendant la prochaine heure ? La bib' commence à s'agacer », propose-t-elle en désignant la bibliothécaire d'un signe de tête.

Ah, Maël regarde. Il n'a strictement aucune idée de qui il s'agit, mais en tous cas, grâce à lui, elle est retombée sur ses pattes, et ça lui évite la gêne indescriptible qu'ils auraient sans doute tous les deux ressentie si sa brève explication n'avait pas fait apparaître dans son cerveau ne serait-ce qu'une vague image du truc. Alors, on dit merci Maël.
Elle ne regarde pas la télé, donc. « C'est pas comme si tu ratais quelque chose. La voix de la mère est insupportable. » Il n'a jamais vraiment regardé non plus, pour tout dire. Mais suffisamment pour dire que la fille Lisa joue du saxophone, que le fils Bart passe son temps à faire des conneries, puis des punitions pour ses conneries. Ah, et que le bébé ne sert à rien. Elle pointe son livre du doigt et il sourit en relisant une fois de plus le nom de son auteur sur la couverture. « C'est déjà un niveau au-dessus de Twilight » qu'il lui répond en réprimant un rire. Machinalement, il saisit son gobelet de café et le porte presque à sa bouche, avant de se rappeler qu'il l'a déjà vidé. C'est juste dans ce moment de pur désespoir que Cora sort de son sac un berlingot de jus qui semble sortir tout droit d'un autre temps. Il se rappelle son enfance, et les boîtes de tartines qu'il se faisait tout seul le matin, toujours les mêmes. Deux petits sandwichs mous au beurre de cacahuète, un kinder maxi, une petite bouteille d'eau, et un berlingot de jus. Il en ouvrait les petites rabats sur les côtés, qu'il appelait les oreilles, pour le tenir à deux mains sans risquer de s'en mettre plein les doigts en pressant trop fort.
Cora est encore une enfant. Qui a sauté d'un coup dans le monde des grands. Elle lit et analyse des milliers de pages en sirotant à la paille son jus de pomme. Elle parle avec des mots dont certains gamins de son âge n'auront jamais idée de leur signification, mais elle nourrit une passion secrète pour Twilight (visiblement, vu qu'elle a l'air de le connaître par coeur). Elle est complètement en décalage. Et là, dans l'immédiat, elle lui propose une gorgée de jus. « Ca fait bien dix ans que j'ai plus bu à un de ces trucs » il dit en se saisissant du berlingot. Il a un peu de mal à cacher son excitation. Quand même. Alors il en boit une gorgée. Une toute petite, qu'il savoure jusqu'à la dernière goutte. « Ouah, c'est fort ! N'en bois pas trop, ça risque de te monter à la tête » il ajoute en lui rendant le berlingot, un grand sourire aux lèvres, sans toutefois qu'il ne découvre ses dents.
Cora lui propose de sortir faire un tour du campus le temps d'attendre la prochaine heure, pour que la bibliothécaire n'en vienne pas à s'en manger les cheveux. Il lui jette un coup d'oeil en coin, et en effet, elle a pas l'air très contente de les voir discutailler, bien qu'ils aient gardé le volume relativement bas pour ne pas trop se faire remarquer. « Elle m'a jamais vraiment aimé, je crois » Sans vraiment de raison. Alors il se lève, jette son sac sur son épaule et nettoie les miettes qu'il a laissées tomber sur la table, attendant que Cora suive le mouvement.

lumos maxima

Cora éclate de rire face à la réaction d'Ethen devant sa brique de jus mais également son enthousiasme. Au fond, c'est une enfant, Cora. Elle a seize ans mais vit la vie d'une personne de vingt. C'est stupide mais elle ne part jamais de la maison sans sa brique et quelques gâteaux, pour manger après la boxe. Ce garçon a l'air simple, pas trop stupide, amusant et poli. Sa présence ne la dérange pas. Cora n'aime pas trop les garçons même si elle vit avec cinq garçons à la maison. En fait, elle ne s'y intéresse pas. Elle est parfaitement incapable de dire si tel ou tel garçon est à son goût. Elle ne sait pas ce qu'elle aime, qui elle aime. Fille, garçon, elle ne sait rien. Elle sait juste qu'elle aime lire et c'est tout. Pour l'instant, elle ne se met pas de pression, Cora. Elle vit dans sa bulle d'enfant surdouée à 150 de QI et c'est tout. Elle rassemble ses affaires et ferme son sac dont elle dépose la lanière sur son épaule. Ethen affirme que la bibliothécaire ne l'aime pas et elle, elle se sent obligé de se lancer dans un monologue dont personne n'en a sans doute rien n'a faire. « Tu sais, les bibliothèques étaient considérées comme des sanctuaires du savoir, c'est pour ça qu'ils demandent le silence. Il faut aussi respecter la concentration des gens qui travaillent, ce que tu ne sais pas faire, visiblement ». Elle termine sa réplique en souriant. Cora laisse le vent fouetter son corps frêle mais plaque les mains sur ses cuisses pour l'empêcher de soulever sa jupe. Elle se sent légère et libre. Cela fait du bien. Cora jette un œil sur Ethen. Il fait jeune, petit garçon, petit lutin. Il est marrant à regarder. Elle se rappelle alors qu'elle l'a comparé à un lutin, déjà, dans la salle d'attente pour le psy. « Pourquoi tu consultes ? » demande-t-elle soudainement.

Elle éclate de rire et Ethen en vient à se demander si elle a bien l'âge qu'il lui prêtait jusque-là. Quand elle rit, elle a encore plus l'air d'une enfant que quand elle boit son jus par la paille de son berlingot. Elle est mignonne comme tout et il a presque envie de lui pincer les joues comme le font les grands-mères dans les films. Pour une fois que ce n'est pas lui et ses traits d'adolescent pré-pubère qui suscitent ce genre d'envies, il ne va pas se plaindre. Même s'il trouve relativement étrange le fait de vouloir pincer les joues d'une étudiante.
Ethen pensait qu'elle ne parlait pas beaucoup, Cora. Qu'elle pensait simplement. Beaucoup, très vite. Tellement qu'elle n'avait pas le temps de faire part de ce qu'elle a dans la tête avant qu'une autre idée remplace l'ancienne aussi sec. Seulement quand elle le fait, Cora, on ne l'arrête plus. Et Ethen est certain qu'elle aurait toujours l'air aussi érudite qu'elle parle de fusion nucléaire, de romans pour jeunes adultes, du respect du silence dans les bibliothèques ou encore du nombre de fish sticks qu'elle a mangés au dîner de la veille. A la fin du monologue vient le reproche, et Ethen mime une mine boudeuse, fronçant les sourcils, croisant les bras et haussant les épaules, alors qu'elle range ses affaires bien plus calmement qu'il venait certes de le faire. « C'est pas ma faute si les gens se laissent déconcentrer par moi. Cela dit, je peux comprendre » il dit en levant les yeux au ciel comme s'il avait l'habitude de tourner les tête en passant devant des jolies demoiselles en pâmoison et des jeunes hommes jaloux. « Je suis né comme ça » il rajoute, se dirigeant vers la sortie en adressant un clin d'œil charmeur à la bibliothécaire. Promis, la prochaine fois, il fera un effort pour ne pas trop déranger.
Il y a un peu de vent dehors et tout en léchant les gambettes de mademoiselle Cora, il menace de soulever sa robe, ce qu'elle empêche bien évidemment de faire en plaquant ses deux mains sur ses cuisses. Ethen hésite un instant à tenter la référence à Marylin Monroe, à Sept Ans De Réflexion et à sa robe blanche qui se soulève au-dessus de la voie de métro. Il se dit que Cora est assez crédible dans le rôle, enfin plus ou moins, simplement parce qu'elle a les cheveux blonds et que sa robe s'envole. Et puis lui n'a rien Richard Sherman, à part peut-être l'imagination, et encore. Lui au moins sait comment s'appelle la jeune fille à la robe légère. Na.
Elle lui demande pourquoi il va chez le psy, comme ça, sans juger utile de le préparer à la question. C'est vrai que sa réponse à lui coule moins de source que sa réponse à elle. Lui il cache bien son jeu. Il est presque normal. Il regarde la télé et sort le soir. Cora, elle, elle lit. « Parce que je suis le type le plus normal de la planète, on dirait. » Ce serait cool de faire partie d'une sorte de groupe test qui viserait à faire consulter les gars on ne peut plus normaux, bien dans leurs bottes pour voir comment ça se passe. Sauf qu'à la place de ça, il doit se coltiner l'autre curieux parce que ses parents ont peur qu'il se sente mal dans sa peau, juste parce qu'il a vachement bien réussi un test quand il était gosse, en tous cas mieux que quatre-vingt-dix-sept virgule cinq pour cent des autres mouflets de son âge. Ça, ça lui a valu des heures d'attente sur une chaise à lire des Science et Vie Junior, et au moins le double d'heures de racontage de vie. C'est sympa, en fait. « Pareil que toi » il finit par lui dire, sans douter une seule seconde de ce qu'il avançait. Non, il n'est pas suicidaire, pas psychotique, pas dépressif, pas névrosé. Juste surdoué. Même s'il n'aime pas ce mot-là. Y'a plein de trucs dans lesquels il est même pas doué du tout. La cuisine, le dessin. Le seul truc qu'il sait, c'est qu'il a plus facile à retenir des décimales de pi plutôt que des prénoms. Question de priorité. « Mais moi, je me fonds mieux dans la masse » il conclut de répondre avec un sourire, replaçant son sac correctement sur ses épaules.

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Cora trouve Ethen amusant. Elle ne sait pas l'expliquer. Elle ne peut pas déterminer si c'est sa bouille qui l'amuse ou sa répartie pleine de cynisme, de sarcasme et d'ironie. Elle se doute que sa compagnie à elle n'est pas aussi amusante et que c'est certainement pour ça qu'elle n'a strictement aucun ami dans cette université et même ailleurs. Même chez elle, elle a un ennemi, fatal : Andreas. Ethen prétend être un type normal. Cora le dévisage. « Pour faire des maths, faut déjà qu'il y ait un truc de pas normal chez toi », réplique-t-elle. Finalement, Ethen prononce deux mots qui vont droit au cœur de la p'tite : « Pareil que toi ». Elle n'est pas toute seule. Il sait ce qu'elle est. Le cœur de Cora s'emballe. Il a cerné son personnage, lui, parce qu'il est pareil qu'elle. Elle lui adresse un sourire, compatissant parce que forcément, s'il est pareil qu'elle, il sait ce que ça fait. Cora est seule, montrée du doigt, moquée, avec une pression monstre des professeurs qui veulent décupler ses capacités, avec les mauvais regards des mauvais élèves, avec tout l'avenir de la famille Sandford sur les épaules car c'est la seule à faire des études. Ethen s'imagine-t-il alors qu'il brise son illusion et qu'il la blesse en prétendant mieux se fondre dans la masse qu'elle ? Cora perd son sourire. Elle le sait, qu'elle sort du lot. Ces propos la blessent, d'une certaine manière. Elle n'arrive pas à faire comme tout le monde, comme si réciter des textes de lois ou des définitions du dico dans une conversation était ancré en elle, inné. « J'aimerai m'y fondre mais c'est la masse qui ne veut pas de moi », réplique-t-elle, un peu durement. Elle sent déjà que ce soir, c'est en pensant à ces paroles qu'elle va taper dans le sac de sable. Tiens, prends ça, la masse. Prends ça connasse d'anormalité. Prends ça, Cora tête d'ampoule. Frénétiquement, Cora va écraser ses poings contre le bloc de sable pour évacuer tout ça. « Apprends-moi à me fondre dans la masse, alors », demande-t-elle, doucement, pleine d'espoir.

Il rit lorsqu'elle lui dit qu'il doit bien y avoir au moins un petit truc qui ne tourne pas rond chez lui pour avoir voulu faire de math à l'université. C'est pas la première fois qu'on lui fait une remarque du genre, évidemment, tant qu'il commence un peu à le croire. Cora est drôle, quand elle blague, même si ce n'est peut-être pas toujours son intention première. Ethen aime faire rire les gens, et il le fait dans ce but-là, il espère toujours qu'on le trouve drôle, d'une façon ou d'une autre. C'est peut-être ça, se façon à lui d'être normal. De se fondre dans la masse. Il a trouvé la combine rapidement, faut croire, parce qu'il n'a jamais vraiment eu l'impression d'être différent. A part peut-être la fois où son institutrice de cm1 s'est énervée parce qu'il ne réussissait pas à résoudre un exercice pour lequel il n'avait jamais vraiment eu d'explication. Il s'était pas démonté, Ethen, et du haut de ses sept ans, il lui avait répondu, à cette vieille sorcière. "Je n'ai pas la science infuse, madame. Je réfléchis juste différemment de vous. Plus vite, sans doute. Et mieux, ça c'est certain." C'était sa première pique, la première d'une longue série, qui lui avait valu un détour par le bureau du directeur et une place dans une école spécialisée (dans ce cas-ci, spécialisée est un synonyme d'excessivement cher) pour les enfants qui pensent comme lui. Il n'y est resté que le reste des primaires, parce qu'au milieu des singes savants, Ethen, il ne se sentait pas vraiment à sa place non plus. Moins spécial, moins dignes d'intérêt. Ils étaient tous comme lui. Précoces et insupportables. Alors il est parti. Et il ne s'est jamais senti aussi bien depuis.
Peut-être Cora a-t-elle aussi fréquenté une école comme la sienne. Auquel cas elle connaît bien les petits génies qui adorent étaler leur culture à qui veut bien les écouter (à ceux qui ne veulent pas non plus d'ailleurs), qui se croient tous mieux que celui à côté, et ainsi de suite. Mais ça l'étonnerait. Cora n'est pas l'un de ces phénomènes de foire, enfin, de ce qu'il sait d'elle. Et elle a l'air d'être vachement étonnée de ne pas être la seule perdue sur cette planète à avoir le cerveau monté à l'envers (ou, tout du moins, différemment).
Elle lui sourit. Un sourire bizarre, entre le soulagement et la compassion. Qu'elle perd immédiatement lorsqu'il lui dit qu'il se fond mieux dans la masse qu'elle. Il l'a vexée, peut-être. Mais elle doit bien se douter qu'il a raison, ne serait-ce qu'un tout petit peu. « Je te le fais pas dire, y'a quelques connards dans la masse. » Il a un tas d'exemples en tête, deux-trois petits merdeux de sa classe qui ne supportaient pas qu'il ait un an de moins et obtienne de meilleurs résultats qu'eux, quelques "grands" qui attendaient de lui qu'il abatte des montagnes, alors que lui, il avait juste envie de jouer au foot chez josh à black rose. « En général, ils sont juste jaloux. Ils ne savent pas tout ce qu'il y a derrière. » La pression des autres, la pression de soi-même, les remarques des copains quand il était super fier de réussir une interro ("mais oui mais toi c'est normal, t'es surdoué"), lancées à son intention, sans volonté de blesser aucune, mais qu'il trouvait dénigrantes, tellement. On le réduisait juste à cette étiquette-là et à ses dérivés, "surdoué", "haut potentiel", "intello". Et quand venait le jour ou, comme tous les autres, il se prenait une claque avec une mauvaise note, et que tout le monde, en rentrant chez soi, se vantait à ses parents ("j'ai eu plus qu'ethen maman !"), il était triste.
Un jour, il devait avoir neuf ans, son psy lui a dit une phrase qu'il n'oubliera sans doute jamais. "C'est bien beau d'avoir un haut potentiel, mais le tout est d'en faire quelque chose". Ce jour-là, il a décidé que plus jamais, on ne l'emmerderait avec ce genre de remarques. Ou plutôt que plus jamais il n'y prêterait attention. « C'est pas si mal d'être différent. Tu dois juste arrêter de te dire que Dieu s'est penché sur ton berceau en se disant "tiens, je vais emmerder celle-là", parce que c'est pas vrai. » Déjà, parce que Dieu n'existe pas. Mais il ne peut pas lui dire ça, juste au cas où elle y croirait.
Elle lui demande de lui apprendre à se fondre dans la masse et la requête le fait sourire. Quelle drôle de question. « Je peux rien te promettre, à part du calcul intégral je sais pas faire grand chose » il lui dit en riant. Le voilà coach en fonte dans la masse. Il devrait penser à se faire un petit badge.
Il regarde Cora, sa petite moue résignée et sa peur de déranger. Elle a vraiment l'air de prendre le truc comme si elle s'était ramassé une malédiction sur le coin de la figure sans rien demander. Elle souffre de la situation, c'est clair. Et Ethen n'aime pas vraiment la voir comme ça. « Déjà, oublie l'idée de devenir normale. Ca, c'est très chiant. » Ca y est, il est déjà à court de conseils. Ca commence bien.

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